Traité des droits d’auteurs dans la littérature, les sciences et les beaux-arts, troisième partie. 1838. Extraits (pdf): §

§ Ⅴ. La reproduction des ouvrages d’esprit n’est point un objet de propriété.

[…]

Toute puissance du propriétaire, inviolabilité de son droit exclusif, perpétuité de ce droit par complète transmission d’ayant-cause en ayant-cause, ce sont là les caractères que les habitudes du genre humain reconnaissent à la propriété et sur lesquels se fonde le respect qu’on lui porte.

Le droit de propriété a rencontré des adversaires ; car l’une des preuves de liberté que l’esprit humain a toujours faites a été de se révolter contre les vérités les mieux acceptées.

[…]

Non-seulement, je crois au droit de propriété ; mais je suis de ceux qui pensent que son établissement repose sur un droit nécessaire et naturel. Je dirai pourquoi je n’accepte pas l’opinion qui réduirait la propriété à n’être qu’une simple création du droit civil, née de conventions variables, établies par des lois positives en vue de la plus grande utilité sociale.

Pour les partisans assez nombreux de cette dernière opinion, si la propriété est légitime, c’est parce qu’elle est utile ; car, suivant eux, l’utilité est la racine de tout droit : une loi positive a créé la propriété ; une autre convention pourrait la détruire et la remplacer par une combinaison nouvelle. Pour quiconque se range à ce système, le débat sur les droits des auteurs de productions intellectuelles peut se borner à reconnaître si, en cette matière, il serait utile ou nuisible de consacrer un droit destiné à s’exercer, dans toute sa plénitude, d’après les règles et avec les conséquences que la législation actuelle attribue à la propriété des objets matériels. Restreinte à ces termes, la question serait promptement résolue ; car nous verrons plus tard que de graves considérations d’intérêt général démontrent qu’il y aurait un grand danger social à asservir aux liens d’un monopole perpétuel les produits de la pensée.

[…]

Dans cette grande division d’objets appropriables et d’objets inappropriables, à laquelle des deux classes appartiendront les productions de l’intelligence, les travaux des sciences, de la littérature et des arts ?

Ces productions, ces travaux, que sont-ils ? Une nouveauté de combinaison dans les résultats de la pensée. Or, comment douter que par son essence la pensée n’échappe à toute appropriation exclusive ? Lorsqu’elle passe dans les esprits qui la reçoivent, elle ne cesse pas d’appartenir à l’esprit dont elle émane ; elle est comme le feu, qui se communique et s’étend sans s’affaiblir à son foyer.

De ce que la limitation de la pensée par appropriation exclusive n’est pas nécessaire, le genre humain est en droit de conclure qu’elle n’est pas permise. Qu’un champ, qu’un fruit, qu’un objet quelconque dont la nature est appropriable soit livré à tous, ou que tous veuillent à la fois en prendre possession, personne n’en jouira. Au contraire, la propagation de la pensée, loin de nuire à la pensée, la fortifie, l’augmente, l’agrandit ; heureux que tous puissent en jouir, le genre humain y puise sa dignité et sa vie. Propager, améliorer, compléter sa diffusion, c’est pour l’humanité le premier de tous les progrès.

La perpétuité de propriété plaît à nos habitudes sociales. Une terre, une maison, un meuble, sont possédés privativement et se transmettent par succession. Un auteur se dit : J’ai créé un ouvrage qui vaut bien autant qu’un meuble, qu’une terre ; pourquoi mes enfans n’en jouiraient-ils pas, comme tous les autres enfans de tous les autres biens que leurs pères leur laissent ? Ces considérations sont puissantes. Nul ne peut nier que si l’auteur avait appliqué les forces de son intelligence à spéculer, à labourer, à planter, à bâtir, il aurait pu ainsi accroître le patrimoine de ses enfans pendant cette période de la vie de famille où c’est au père et non aux enfans qu’est imposé le devoir du travail, et lorsque le bas âge de ceux-ci les laisse hors d’état de se suffire à eux-mêmes. Mais que l’on y fasse attention ! les meilleures vérités s’allèrent et se ruinent lorsqu’on les exagère. Il faut que le travail des pères profite aux enfans ; mais il ne faut pas, en accordant un droit de propriété indéfinie sur des objets dont l’essence n’exige pas qu’ils demeurent à jamais appropriés à des détenteurs exclusifs, faire dire que le travail des pères a pour résultat de favoriser, sans terme ni limites, l’oisiveté des enfans au détriment de la société tout entière. Étendre les transmissions par voie d’hérédité au-delà des cas où l’hérédité est indispensable, c’est aller plus loin que consolider la propriété, c’est fonder la noblesse, c’est élever, sur les ruines du droit commun, des exceptions et des faveurs que notre ordre social repousse.

[…]

§ Ⅵ. L’expression de propriété littéraire doit être rejetée de la langue juridique.

[…]

Dans son sens primitif, propriété veut dire ce qui est propre, particulier à telle personne, à telle chose ; ce qui tient à leur essence ; ce qui les distingue de toute autre chose, de toute autre personne. Ainsi, le propre de l’homme est d’être libre ; le propre de l’animal est de sentir, croître et se mouvoir ; le propre de la matière est d’être étendue, divisible : en d’autres termes, la liberté est une propriété de l’homme ; le sentiment et la locomotion sont des propriétés de l’animal ; l’étendue, la divisibilité sont des propriétés de la matière. Dans ce sens, il est très vrai de dire que la pensée est la propriété de l’homme, que les pensées de chaque homme sont sa propriété.

[…]

L’expression propriété, prise comme désignation de qualités et de l’essence intime de l’être, n’a point place dans la langue du droit.

La pensée de tout homme lui est propre. Si nous sommes parvenus à démontrer que cette pensée, une fois émise au dehors, ne sera pas susceptible d’appropriation, il s’ensuit que le droit de propriété, dans l’acception légale de ce mot, pourra s’appliquer à la portion ou aux portions de la matière auxquelles la forme de la pensée aura été imprimée, et, par exemple, à tel volume, à tel tableau, mais ne s’entendra jamais de la pensée elle-même, non plus que de la faculté à une portionde la copier, de la reproduire, d’en rtion imposer à une portion de matière le sceau et la forme.

L’expression droit de copie, employée par les Anglais et les Allemands est beaucoup plus juste. […]

 

§ Ⅹ. Des privilèges perpétuels détruiraient les droits qui appartiennent à la société.

Accorder à l’auteur, à titre de rémunération de son travail et par une concession de la loi, la perpétuité de monopole qui existerait par elle-même si le droit qui appartient à l’auteur lui était dévolu à titre de propriétaire, ce serait arriver par une autre voie, à des effets identiques avec ceux du droit de propriété.

L’on a pu voir que, jusqu’ici, j’ai cherché à démontrer que le droit des auteurs diffère du droit de propriété, en étudiant l’un et l’autre de ces droits dans leur nature et dans leur cause.

Il est temps maintenant de considérer les effets. Ceux qui découleraient de l’adoption de la théorie d’une propriété littéraire étant absolument les mêmes que ceux que produiraient des privilèges perpétuels, je ne les séparerai pas dans ce que j’ai à en dire.

La perpétuité de transmission, soit du privilège, soit de la propriété, renchérirait les livres et les exposerait à périr.

Le renchérissement perpétuel des livres, la destruction absolue de toute concurrence, pour le présent et pour l’avenir, en ralentissant la circulation des idées, porteraient aux progrès sociaux un mortel préjudice. La société n’y perdrait pas seule ; la gloire de l’auteur et de sa mémoire en serait amoindrie ; son vœu le plus cher et le plus noble, celui de la propagation de ses idées, serait compromis et trompé. Pour payer un plus haut prix à l’auteur, on restreindrait l’influence de son service ; on diminuerait, avec l’utilité de l’ouvrage, la justice de la récompense ; on affaiblirait son titre de créance sur l’humanité, par les mesures mêmes que l’on prendrait pour en exagérer la valeur. Le renchérissement momentané qu’amènent les privilèges temporaires a ses inconvéniens, mais s’explique par la nécessité : la perpétuité du renchérissement serait un mal sans remède.

En dépassant ainsi le but, on courrait grandement le risque de le manquer et de nuire aux intérêts même que l’on aurait l’intention de servir ; les besoins de la consommation générale et la nécessité de la diffusion des bons ouvrages multiplieraient les contrefaçons, qui deviendraient le seul correctif du monopole perpétuel ; une connivence publique excuserait un délit dont le public profiterait, et qui cependant ne peut pas plus que les autres être toléré sans péril et sans habituer l’opinion au mépris des droits privés et des lois. Une prime, toujours ouverte, en faveur de l’industrie étrangère, écraserait la librairie nationale et détruirait tous les profits attachés aux droits d’auteurs, pour n’enrichir que la fraude. Quand le privilège n’est que temporaire, le sacrifice est plus court, sa justice est évidente ; et cependant il ne se garde que par la plus active surveillance. Que serait-ce s’il ne devait jamais prendre fin ?

Invoque-t-on, à l’appui de la perpétuité des droits d’auteurs, l’avantage qu’il y aurait à encourager puissamment les écrivains, en leur montrant la perspective de la création d’un bien qui se transmettrait à toujours dans leur famille et qui ne permettrait plus que l’on eût à gémir de la pauvreté où sont exposés à tomber les descendans des grands hommes dont le génie a enrichi leur patrie et le monde ?

Je comprends que cet argument peut un instant émouvoir, et qu’il peut balancer, auprès de beaucoup d’esprits, le tort grave, le mal irréparable que ferait à la mémoire de l’auteur le renchérissement perpétuel de son livre. Mais, avant de se rendre à cet argument, que du moins on en mesure la portée. Pour le rendre efficace, il faudrait interdire les aliénations qui feraient sortir de la famille de l’auteur le droit sur son ouvrage, et ne les permettre aux auteurs eux-mêmes que pour un temps limité ; car ce serait là l’unique moyen d’éviter le spectacle d’une famille d’auteur indigente à côté d’un opulent cessionnaire. Passons sur ce qu’aurait d’étrange cette interdiction d’aliéner et cette dérogation à la législation commune. Le droit de l’auteur se divisera-t-il à l’infini entre tous ses héritiers ? Mais alors, pour peu que les générations se succèdent et que la famille prenne d’extension, avec qui traiteront les tiers ? comment réunira-t-on tant de consentemens divers lorsqu’il faudra traiter ? qui entreprendra de trouver tant d’individus épars, de régler leurs intérêts respectifs, de mettre d’accord leurs volontés ? Ajoutez que, par l’augmentation successive du nombre des parties prenantes, la part de chacun s’amoindrira par des morcellemens indéfinis et sera réduite à rien. Essaiera-t-on, pour éviter une pallie de ces inconvéniens, d’autoriser, conformément au droit commun, les licitations et les partages ? Mais que devient, dans cette hypothèse, le rêve de mettre pour toujours à l’abri du besoin le nom et le sang de l’homme de génie dont on veut que les ouvrages protègent à jamais tous les héritiers ? Il ne faut pas longues années pour que, dans une même famille, quelques branches soient ruinées à côté de branches opulentes. Une partie tout au moins des descendans d’un même père cesserait ainsi de profiter du fruit de ses travaux.

Pour arriver à un résultat et pour garantir la jouissance de l’ouvrage à un membre de la famille, il faudrait oser davantage et aller jusqu’à un système de franche substitution. Créez donc hardiment un majorat intellectuel. Donnez par droit d’aînesse une représentation puissante aux droits de l’auteur.

Toutes ces hypothèses sont insensées. S’il arrive qu’un nom glorieux soit porté par des hommes condamnés à la misère, ce sont là des maux privés qui peuvent trouver des réparations. L’État peut se montrer généreux pour ces illustrations nationales, comme Voltaire pour la famille de Corneille. Ce ne sont pas là des considérations qui puissent autoriser à fausser un droit dans sa nature et dans ses conséquences. Si les droits d’auteurs étaient perpétuels, il faudrait qu’il entrassent dans le commerce, comme tous les autres biens, et rien ne pourrait empêcher que ce ne fut au profit de familles étrangères qu’ils grevassent le public de charges inconciliables avec les intérêts de la plus précieuse de toutes les consommations, celle des alimens de l’intelligence.

Lorsqu’un fils hérite du champ de son père, lorsqu’un acquéreur succède à son vendeur, lorsque enfin une propriété se transmet par quelque mode que ce soit, le nouveau propriétaire acquiert, dans toute leur plénitude, les droits qui appartenaient au propriétaire précédent ; maître absolu de sa chose, il peut en user ou n’en user pas, la conserver ou la détruire. Les ayant-cause qui succéderont soit à la propriété, soit au privilège de l’auteur seront donc à perpétuité les seuls propriétaires légitimes de tous les exemplaires du livre, dont pas un, à aucune époque, n’entrera dans le commerce, s’il n’est originairement sorti de leurs mains, ou de celles de leurs employés ou mandataires. Ici se manifeste la possibilité d’un immense danger ; ce n’est plus seulement la perte partielle du livre par son renchérissement, c’est une perte totale qui devient à craindre. Lorsque le cours habituel des transactions humaines aura amené un ouvrage dans les mains des spéculateurs en possession desquels tous viendront se concentrer, lorsque, si même le privilège ne sort pas de la famille, l’éloignement des générations aura affaibli ou effacé le culte pieux du nom paternel, le sort de l’ouvrage se trouvera livré à tous les calculs de l’indifférence. Que l’on ne dise plus désormais qu’une pensée émise ne peut ni ne doit se détruire, et est acquise à l’humanité. Non seulement il deviendra loisible à l’avarice de tout héritier de paralyser la circulation de l’ouvrage, non seulement son avidité pourra impunément en ralentir, en renchérir la propagation, mais encore, pour un peu d’argent, tout parti puissant, tout gouvernement ombrageux, tout auteur rival, toute spéculation de concurrence seront maîtres de l’anéantir. L’héritier de Pascal aura pu se vendre aux Jésuites, et frapper d’interdit les Provinciales. Que l’on ne tienne plus compte de cette dette de tous les hommes qui doivent à la circulation les idées qu’ils ont empruntées d’elle, et qui ont à payer, à restituer au public ce que les plus grands génies, ce que les esprits les plus originaux doivent à leur siècle, aux siècles antérieurs, à leur éducation, à ce qu’ils ont vu et senti dans le monde, dans les livres et dans la conversation avec les grands esprits de tous les âges ! Les œuvres du génie n’appartiendront plus à l’humanité ; ils seront à jamais une marchandise que l’on pourra coter à la bourse.

Ces inévitables conséquences de la perpétuité suffisent pour faire écarter les privilèges perpétuels.

À elles seules aussi, et indépendamment de ce que révèle l’étude du droit de propriété, d’une part, et d’autre part celle du droit des auteurs, examinés et compris dans leur origine et dans leur essence, ces conséquences suffiraient pour condamner, par ses effets, le dogme d’une propriété littéraire. Si les théories entrent dans les convictions par l’examen de leurs causes, elles se jugent par leurs effets ; la pratique en est la pierre de touche, comme la théorie est la régulatrice de la pratique. Si le principe de propriété ne peut, quant on l’applique aux productions de la pensée, amener que des conséquences impossibles ou dangereuses ; il y a plus, s’il ne conduit pas à des résultats utiles à l’humanité et au bien-être social, on peut, par cela seul, affirmer hardiment qu’il n’est pas en cette matière le principe vrai ; car l’utilité ; si elle n’est pas la base des systèmes, en est le contrôle ; autant il est certain qu’elle ne crée pas le droit, autant il faut croire à cette souveraine et sage harmonie qui, dans les lois par lesquelles est régie l’humanité, marie toujours le juste avec l’utile.

Considérée philosophiquement dans ses causes, la propriété littéraire serait une erreur ; envisagée pratiquement dans ses effets ce serait un mal social. Je sais bien que là se présente le souverain et bienfaisant remède des écarts de la pensée humaine et de son impuissance à saisir clairement la vérité : ce remède, c’est l’inconséquence. On ne voudra pas que les œuvres d’esprit périssent, et l’on obligera leurs propriétaires à les publier même malgré eux ; on ne voudra pas que leur prix soit inaccessible, et l’on déterminera des conditions de prix ; on ne voudra pas engager indéfiniment l’avenir, et l’on ménagera des éventualités de réversion au domaine public ; c’est-à-dire que l’on aimera mieux manquer à la logique qu’au bon sens, et pour conserver le mot propriété on se montrera facile à sacrifier les conséquences nécessaires de ce droit.

Mieux vaut, sans doute, être illogique qu’insensé : mais il faut tâcher d’être logique, et abandonner une théorie quand ses résultats sont évidemment faux. C’est en procédant par des inconséquences que l’on répand le scepticisme sur les principes. Plus le respect pour la propriété joue un rôle important dans les sociétés humaines, plus il faut le préserver de ces extensions exagérées, qui, loin de fortifier ce grand principe conservateur, ne feraient que l’exposer au doute.

En résumé, voici une alternative de laquelle on ne sortira pas : ou bien on ébranlera le droit de propriété, en proclamant qu’il n’est inviolable et perpétuellement transmissible qu’en théorie et que l’on ne peut en détruire le principe par des exceptions, lorsqu’on en vient à ses applications pratiques ; ou bien on niera que la perpétuité, que l’inviolabilité soient les caractères essentiels de la propriété ; et alors sans doute on se chargera de lui trouver d’autres explications, d’autres conditions, d’autres bases ; une autre nature.

Les difficultés s’évanouissent si, renonçant à confondre les idées pour agrandir les mots, on consent à reconnaître dans la publication d’un livre, ce qu’il est si beau, si facile, si satisfaisant d’y voir : un service rendu. Les conséquences de la propriété, en affaiblissant le service, en l’exposant à périr, rendent au contraire le problème insoluble et empêchent d’obéir à la première de toutes les conditions qu’il faut poser pour la justice du paiement de l’auteur, la nécessité, en récompensant son travail, de maintenir intacts les droits de la société sur la jouissance des idées, pour la plus grande gloire de l’auteur et pour l’accomplissement même de son œuvre.

Webmentions